14

 

 

— Tu penses que nous devons essayer de faire entrer les chevaux dans la grotte ? demanda Ayla le lendemain matin.

— Dans sa plus grande partie, le plafond est haut mais c’est quand même une grotte, répondit la doniate. Ce qui signifie qu’à partir de l’entrée il fait sombre et que la seule lumière proviendra de nos lampes. En plus, le sol est inégal. Il faudra prendre garde parce qu’il s’enfonce à plusieurs endroits. La grotte devrait être inhabitée en cette saison, mais des ours l’utilisent en hiver.

— Des ours des cavernes ?

— Oui, à en juger par la taille des marques qu’ils ont faites avec leurs griffes. Il y a aussi des marques moins grandes mais je ne sais pas si elles proviennent d’autres ours plus petits ou de jeunes ours des cavernes. Il faut longtemps marcher pour parvenir à la salle centrale. Avec le retour, cela prendra une journée entière, du moins pour moi. Je ne l’ai pas fait depuis quelques années et, pour être franche, je crois que ce sera la dernière fois.

— Je peux faire entrer Whinney pour voir comment elle réagit, proposa Ayla. Et Grise aussi. Je leur mettrai un licou.

— Et moi je prendrai Rapide, dit Jondalar. Nous leur attellerons ensuite les perches s’ils réagissent bien.

Zelandoni les regarda passer un licou aux bêtes et les mener vers l’entrée de la grotte. Loup les suivit. La doniate n’avait pas l’intention de conduire Ayla et Jondalar jusqu’au fond de la caverne. Elle-même ne connaissait pas exactement l’étendue de ce lieu sacré, même si elle en avait une idée.

C’était une grotte immense, longue de plus d’une quinzaine de kilomètres et composée d’un dédale de galeries, certaines reliées entre elles, d’autres partant dans toutes les directions, avec trois niveaux souterrains. Sept kilomètres environ les séparaient de l’endroit qu’elle voulait leur montrer. Le trajet serait long mais la Première avait des sentiments partagés quant à l’utilisation des perches. Même si elle était plus lente, elle se sentait encore capable de faire cette marche et elle n’avait pas vraiment envie de visiter une grotte sacrée assise sur un siège.

Jondalar et Ayla ressortirent en secouant la tête et en s’efforçant de calmer les chevaux.

— Désolée, dit Ayla. Whinney et Rapide étaient vraiment trop nerveux, sans doute à cause de l’odeur des ours. Et plus il faisait sombre, plus ils devenaient agités. Loup nous accompagnera, j’en suis sûre, mais les chevaux ne le supporteront pas.

— Cela prendra plus de temps mais j’arriverai à faire le chemin à pied, déclara Zelandoni, finalement soulagée. Nous devrons emporter de la nourriture, de l’eau et des vêtements chauds. Il fera froid à l’intérieur. Nous prendrons aussi beaucoup de lampes et de torches, et des nattes épaisses au cas où nous voudrions nous asseoir. Le sol est humide et boueux.

Jondalar mit la plupart des choses dont ils avaient besoin dans son sac à dos. La Première en avait un aussi, moins grand, fait de cuir brut attaché à un cadre en bois. Les minces tiges rondes de ce cadre provenaient de jeunes pousses d’arbres à croissance rapide comme les peupliers. Jondalar et Zelandoni avaient aussi des outils et des poches accrochés à leur ceinture. Ayla avait sa besace et portait bien sûr Jonayla sur son dos.

Ils inspectèrent une dernière fois leur camp avant de partir, s’assurèrent que les chevaux seraient en sécurité pendant qu’ils visiteraient la grotte. Ils allumèrent une première torche au feu avant de le couvrir puis Ayla fit signe à Loup de les accompagner et ils pénétrèrent dans la Grotte aux Mammouths.

L’entrée, quoique très large, ne donnait aucune idée des dimensions réelles de la caverne mais permettait à la lumière du jour d’en éclairer les premières dizaines de mètres et leur unique torche leur suffit un moment. Les trous creusés dans le sol et les marques de griffes ne laissaient aucun doute : des ours avaient longtemps utilisé l’endroit. Sans en avoir la certitude, Ayla pensait qu’une grotte, aussi vaste soit-elle, n’abritait qu’un ours à la fois, quelle que soit la saison. Loup restait près d’elle et lui effleurait par moments la jambe, ce qui la rassurait.

Lorsqu’ils furent parvenus à un endroit que le jour n’éclairait plus et qu’ils n’eurent plus, pour trouver leur chemin, que la lumière de leurs torches, Ayla commença à sentir le froid. Elle avait emporté pour elle une tunique à manches longues et un couvre-chef, un long manteau à capuchon pour son enfant. Elle fit halte, dénoua la couverture à porter et dès que le bébé fut écarté de la chaleur de sa mère il sentit le froid lui aussi et se mit à geindre. Ayla l’habilla et lorsque Jonayla fut de nouveau contre sa mère, elle se calma. Les autres enfilèrent aussi des vêtements plus chauds.

Quand ils repartirent, la Première se mit à chanter et ils la regardèrent, étonnés. Elle commença par un fredonnement bas puis au bout d’un moment, sans qu’elle utilise encore de mots, son chant se fit plus fort, avec des variations de ton plus grandes. Sa voix était si puissante qu’elle semblait emplir tout l’espace de la grotte.

Ils avaient parcouru huit cents mètres environ et avançaient à trois de front dans une large galerie, Zelandoni flanquée d’Ayla et de Jondalar, quand le son émis par la doniate parut changer, gagner en résonance. Soudain, Loup les surprit tous en y joignant le hurlement sinistre de son espèce. Un frisson parcourut l’échine de Jondalar et Ayla sentit sa fille s’agiter dans son dos. Sans cesser de chanter, la Première étendit les bras pour arrêter ses compagnons. Ils la regardèrent, virent qu’elle fixait la paroi de gauche et se tournèrent eux aussi dans cette direction. C’est alors qu’ils découvrirent le premier signe que ce lieu était plus qu’une immense grotte vide, un peu effrayante, qui semblait ne pas avoir de fin.

D’abord Ayla ne distingua que des affleurements de silex rougeâtre, comme il y en avait fréquemment sur toutes les parois. Puis elle remarqua, en haut, des marques noires qui n’avaient pas l’air naturelles et tout à coup son esprit donna un sens à ce que ses yeux voyaient. Des lignes noires peintes sur la roche dessinaient des corps de mammouths. Trois des animaux étaient tournés vers la gauche, comme pour sortir de la grotte. Derrière le dernier, on distinguait le contour d’un dos de bison et, s’y mêlant en partie, la tête et le dos d’un autre bison tourné vers la droite. Plus loin et un peu plus haut émergeait la tête avec la barbe, l’œil, les deux cornes et la bosse caractéristiques d’un autre bison. Six animaux en tout, peints sur la paroi. Ayla frissonna elle aussi.

— J’ai campé souvent devant cette grotte et j’ignorais ce qu’il y avait à l’intérieur, dit Jondalar. Qui a fait ces peintures ?

— Je ne sais pas, répondit Zelandoni. Personne ne le sait vraiment. Les Anciens, les Ancêtres. On ne le mentionne pas dans les Légendes. On dit qu’autrefois les mammouths étaient beaucoup plus nombreux dans cette région, et les rhinocéros laineux aussi. On trouve encore des os et des défenses, jaunies par le temps, mais on ne voit plus ces animaux que rarement. C’est un événement lorsqu’on en repère un, comme le rhinocéros que les jeunes ont essayé de tuer l’année dernière.

— Ils sont encore nombreux là où vivent les Mamutoï, argua Ayla.

— Oui, nous avons pris part à une de leurs grandes chasses, confirma Jondalar. Mais là-bas, c’est différent, ajouta-t-il d’un ton pensif. Il fait plus froid, plus sec. Il y a moins de neige. Lorsque nous avons chassé avec les Mamutoï, le vent balayait la neige sur l’herbe desséchée recouvrant le sol. Ici, quand on voit des mammouths se hâter vers le nord, on sait qu’une tempête de neige se prépare. Plus on remonte vers le nord, plus il fait froid, et après une certaine distance le temps devient sec aussi. Les mammouths s’empêtrent dans la neige épaisse ; les lions des cavernes le savent et ils les suivent. Vous connaissez le dicton : « Ne poursuis jamais ta route si au nord vont les mammouths. » Si tu n’es pas pris par la neige, tu le seras par les lions.

Puisqu’ils avaient fait halte, Zelandoni tira de son sac une torche neuve et l’alluma à celle que tenait Jondalar. Celle-ci ne s’était pas encore consumée entièrement, mais elle brûlait mal et dégageait beaucoup de fumée. Jondalar la frappa contre un rocher pour faire tomber le charbon de bois qui en entourait l’extrémité et elle donna une lumière plus vive. Ayla sentit son bébé remuer dans la couverture à porter. Jonayla dormait encore, bercée par les mouvements de sa mère, mais n’allait plus tarder à se réveiller. Dès qu’ils se remirent à marcher, elle cessa de bouger.

— Les hommes du Clan chassaient le mammouth, dit Ayla. Un jour, je les ai accompagnés, pas pour chasser, les femmes du Clan ne chassent pas, mais pour aider à sécher la viande et à la porter.

Comme à la réflexion, elle ajouta :

— Je ne crois pas que ceux du Clan entreraient dans une grotte comme celle-ci.

— Pourquoi ? demanda la Première, tandis qu’ils s’enfonçaient plus avant dans les profondeurs de la caverne.

— Ils ne pourraient pas y « parler », ou je devrais peut-être plutôt dire qu’ils ne se comprendraient pas bien. Il y fait trop sombre, même avec des torches. En plus, c’est difficile de « parler » quand on tient une torche.

Zelandoni remarqua de nouveau la façon étrange dont Ayla prononçait certains sons, comme c’était souvent le cas lorsqu’elle évoquait le Clan, en particulier les différences entre ses membres et les Zelandonii.

— Ils ont des mots, cependant, rappela la doniate. Tu m’en as cité quelques-uns.

— Oui, ils ont des mots, convint Ayla.

Elle poursuivit en expliquant que pour le Clan les sons étaient secondaires. Ce peuple avait des mots pour désigner les choses mais les mouvements et les gestes étaient essentiels. Non seulement les signes mais aussi le langage du corps étaient importants. L’endroit où se trouvaient les mains quand on faisait les signes, la posture, le maintien, la position, l’âge et le sexe de la personne qui faisait le signe et de celle à qui il était adressé, ainsi que des expressions ou des indications souvent à peine perceptibles, un léger mouvement du pied ou de la main, un haussement de sourcils, tout cela faisait partie de leur langue des signes. On ne le remarquait pas si on se contentait de regarder le visage ou d’écouter les mots.

Dès leur plus jeune âge, les enfants du Clan devaient apprendre à percevoir le langage, pas seulement à l’entendre. En conséquence, on pouvait exprimer des idées très complexes avec peu de gestes très visibles et encore moins de sons… mais pas de loin ou dans l’obscurité. C’était un inconvénient majeur. Il fallait voir. Ayla leur cita l’exemple d’un vieil homme qui, devenant aveugle, avait renoncé à vivre et s’était laissé mourir parce qu’il ne pouvait plus communiquer. Il ne pouvait plus voir ce que les autres « disaient ». Bien sûr, les membres du Clan avaient parfois besoin de communiquer dans le noir ou de loin. C’était pour cette raison qu’ils avaient créé des mots et qu’ils utilisaient des sons, mais ils en faisaient un usage limité.

— Tout comme notre utilisation des gestes est limitée, dit-elle. Les gens comme nous, ceux qu’ils appellent les Autres, utilisent aussi les gestes, les postures et les expressions pour communiquer, mais pas autant.

— Que veux-tu dire ? demanda la Première.

— Nous ne nous servons pas du langage des signes aussi consciemment ou de manière aussi expressive que le Clan. Si je fais signe d’approcher, la plupart des gens savent que cela signifie « Venez ». Si je le fais rapidement et avec agitation, il implique une certaine urgence mais de loin on ne peut généralement pas savoir si c’est urgent parce que quelqu’un est blessé ou parce que le repas du soir refroidit. Lorsque nous nous regardons et que nous voyons l’expression de nos visages, nous en savons plus, mais même dans l’obscurité, ou dans le brouillard, ou de loin, les mots nous permettent de communiquer avec presque autant de précision. Même en criant à distance, nous sommes capables d’exprimer des idées complexes. Cette capacité de se faire comprendre dans presque toutes les circonstances est un réel avantage.

— Je n’y avais pas pensé, dit Jondalar. Quand tu as appris aux Mamutoï du Camp du Lion à « parler » avec la langue des signes du Clan afin que Rydag puisse communiquer, tout le monde, en particulier les jeunes, en fit un jeu et trouva amusant de s’adresser des signes. Mais c’est devenu plus sérieux quand nous sommes allés à la Réunion d’Été et qu’il nous arrivait de vouloir dire quelque chose à un membre du Camp du Lion sans que les autres le sachent. Je me rappelle cette fois où Talut s’est servi de la langue des signes pour informer discrètement les siens alors qu’il y avait d’autres personnes à proximité. Je ne me souviens plus de quoi il s’agissait.

— Si je comprends bien, fit Celle Qui Était la Première, vous pouviez dire quelque chose avec des mots et dire en même temps quelque chose d’autre, ou apporter discrètement une clarification, avec ces signes.

Elle avait cessé de marcher et les plis de son front indiquaient une intense concentration.

Ayla acquiesça.

— C’est difficile d’apprendre cette langue des signes ? reprit la doniate.

— La connaître à fond, avec toutes ses nuances, c’est difficile, mais j’ai appris au Camp du Lion une version simplifiée, comme on le fait au début avec les enfants.

— Cela suffisait pour communiquer, précisa Jondalar. On pouvait tenir une conversation… enfin, peut-être pas débattre de toutes les subtilités d’un point de vue.

— Vous devriez apprendre à la Zelandonia cette langue des signes simplifiée, suggéra la Première. Je vois les moments où elle pourrait être utile pour transmettre une information ou clarifier un point.

— Ou si on rencontre un membre du Clan et qu’on veut lui dire quelque chose, enchaîna Jondalar. Cela m’a aidé quand nous avons rencontré Guban et Yorga juste avant de traverser le petit glacier.

— Pour cela aussi, approuva Zelandoni. Nous pourrions peut-être organiser quelques leçons l’année prochaine à la Réunion d’Été. Naturellement vous pourriez en donner sans attendre à la Neuvième pendant la saison froide.

Elle marqua une nouvelle pause et conclut :

— Vous avez quand même raison, ça ne marcherait pas dans l’obscurité. Les membres du Clan n’entrent donc jamais dans une grotte ?

— Si, répondit Ayla, mais ils ne s’aventurent pas très loin. Ou s’ils le font, ils éclairent leur chemin le plus possible. Je ne crois pas qu’ils pénétreraient aussi profondément dans une grotte. Ou alors en solitaire, ou pour des raisons spéciales. Les Mog-ur le faisaient parfois.

Ayla se rappela une Réunion du Clan pendant laquelle elle avait suivi des lumières dans une grotte et découvert des Mog-ur.

Ils reprirent leur marche, chacun abîmé dans ses pensées. Au bout d’un moment, Zelandoni se remit à chanter. Après qu’ils eurent couvert une distance presque égale à celle qui séparait les premières peintures de l’entrée de la grotte, la voix de la doniate s’enfla et résonna plus fort, répercutée par les parois, et Loup hurla de nouveau. La Première s’arrêta, se tourna cette fois du côté droit. Ayla et Jondalar virent deux mammouths, non pas peints mais gravés, ainsi qu’un bison et d’étranges marques faites avec des doigts enduits d’argile molle ou d’un matériau semblable.

— J’ai toujours su qu’il était un Zelandoni, dit la Première.

— Qui ? demanda Jondalar, bien qu’il crût connaître la réponse.

— Loup, bien sûr. Pourquoi penses-tu qu’il « chante » quand nous arrivons à un endroit proche du Monde des Esprits ?

Jondalar regarda autour de lui avec une pointe d’appréhension.

— Nous sommes proches du Monde des Esprits, ici ?

— Oui, tout près du Monde Souterrain Sacré de la Mère, déclara le chef spirituel des Zelandonii.

— Est-ce pour cela qu’on t’appelle parfois « la Voix de Doni » ? demanda-t-il. Parce que tu trouves ces lieux en chantant ?

— C’est une des raisons. Cela signifie aussi que je parle au nom de la Mère, comme lorsque je représente l’Ancêtre des Origines, la Mère Originelle, ou quand je suis l’Instrument de Celle Qui Protège. Une Zelandoni, en particulier Celle Qui Est la Première, a beaucoup de noms. C’est pourquoi elle abandonne généralement son nom personnel quand elle commence à servir la Mère.

Ayla écoutait attentivement. Elle n’avait aucune envie de renoncer à son nom. C’était tout ce qui lui restait de son peuple, ce nom que sa mère lui avait donné, bien qu’« Ayla », soupçonnait-elle, ne fût sans doute pas exactement son nom mais ce que le Clan pouvait en prononcer de plus proche.

— Est-ce que tous les Zelandonia chantent pour trouver ces lieux sacrés ? demanda Jondalar.

— Ils ne chantent pas tous, mais ils ont tous une Voix, un moyen de les trouver.

— Est-ce pour ça qu’on m’a demandé d’émettre un son spécial quand nous explorions la petite grotte ? dit Ayla. Je ne savais pas ce qu’on attendait de moi.

— Quel son as-tu fait ? demanda Jondalar en souriant. Je suis sûr que tu n’as pas chanté.

Se tournant vers la Première, il expliqua :

— Elle ne sait pas chanter.

— J’ai rugi comme Bébé et j’ai obtenu un bel écho. D’après Jonokol, on aurait cru qu’il y avait un lion au fond de cette grotte.

— Qu’est-ce que tu penses que ça donnerait, ici ? reprit Jondalar.

— Je ne sais pas. Cela résonnerait fort, je suppose, mais je n’ai pas l’impression que c’est le genre de son qu’il faut faire ici.

— Quel son faudrait-il faire ? demanda la Première. Tu devras en émettre un, quand tu seras Zelandoni.

Ayla prit le temps de réfléchir.

— Je peux imiter le chant de nombreux oiseaux.

— Oui, elle sait siffler comme les oiseaux, confirma Jondalar. Elle le fait si bien qu’ils viennent lui manger dans la main.

— Pourquoi n’essaierais-tu pas maintenant ? suggéra la doniate.

Après un temps d’hésitation, Ayla opta pour une grande sturnelle et imita à la perfection le cri de cet oiseau en vol. Elle trouva que cela résonnait bien, mais elle devrait essayer de nouveau dans une autre partie de la grotte, voire dehors, pour être sûre. Peu après, le chant de la Première changea de nouveau mais d’une manière différente. Elle fit un geste vers la droite et ils découvrirent l’entrée d’une autre galerie.

— Il y a un mammouth au bout de celle-ci, dit la doniate, mais c’est loin, je pense qu’il vaut mieux ne pas perdre de temps à aller voir.

Indiquant une autre galerie presque diamétralement opposée, à gauche, elle ajouta, d’un ton détaché :

— Là, il n’y a rien.

Elle continua à chanter lorsqu’elle chemina devant un autre passage s’ouvrant à droite.

— Là, le plafond nous rapprocherait d’Elle mais c’est loin aussi, nous verrons en ressortant si nous avons encore le temps d’y aller.

Un peu plus loin, elle les mit en garde :

— Faites attention, à l’endroit où la galerie tourne brusquement à droite, il y a un trou qui conduit à une partie souterraine et c’est très glissant. Il vaut mieux que vous me suiviez, maintenant.

— Il vaut mieux aussi que j’allume une autre torche, estima Jondalar.

Il s’arrêta, prit une torche dans son sac à dos et l’alluma à celle qu’il tenait. Le sol était déjà semé de petites flaques et d’argile humide. Il éteignit la torche presque entièrement consumée et glissa ce qu’il en restait dans une poche de son sac. On lui avait enseigné dès son plus jeune âge qu’on ne salit pas sans nécessité un lieu sacré.

Pour en faire tomber la cendre, Zelandoni frappa sa torche contre une stalagmite qui semblait pousser du sol. Elle dégagea aussitôt une lumière plus vive. Loup vint se frotter à la jambe d’Ayla et elle le gratta derrière les oreilles, en un geste rassurant pour lui et pour elle. Jonayla recommença à se tortiller dans la couverture. Chaque fois que sa mère s’arrêtait, le bébé le remarquait. Il faudrait bientôt lui donner le sein, mais comme ils se dirigeaient apparemment vers une partie plus dangereuse de la grotte, elle décida d’attendre de l’avoir passée. Zelandoni repartit, Ayla la suivit, Jondalar fermant la marche.

— Attention où vous mettez les pieds, prévint la Première, tenant sa torche bien haut pour élargir le cercle de lumière.

La paroi de droite disparut soudain et la torche n’éclaira plus qu’une trouée noire. Le sol était inégal, recouvert d’une argile glissante. L’humidité s’était infiltrée dans leurs chausses mais leurs semelles en cuir souple adhéraient encore bien. Parvenue au bord éclairé de la paroi, Ayla tourna la tête, vit que la galerie se poursuivait vers la droite et que la doniate s’y était engagée.

Vers le nord. Je crois que nous nous dirigeons vers le nord, maintenant, se dit-elle. Elle s’était efforcée de mémoriser leur parcours depuis qu’ils avaient pénétré dans la grotte. Ils avaient tourné légèrement plusieurs fois mais en marchant essentiellement vers l’ouest. C’était leur premier vrai changement de direction. Ayla regarda autour d’elle et ne vit, au-delà de la lumière de la torche de Zelandoni, qu’une obscurité béante qu’on ne trouvait que dans les profondeurs de la terre. Elle se demanda ce qu’il pouvait y avoir d’autre dans cette grotte.

La lumière de la torche de Jondalar le précéda dans la galerie après le tournant. La Première attendit qu’ils soient tous regroupés, y compris Loup, avant de s’adresser à nouveau à eux :

— Un peu plus loin, là où sol s’aplanit, il y a des rochers sur lesquels on peut s’asseoir. Nous y ferons halte pour manger et remplir les petites outres.

— Bien, approuva Ayla. Mon bébé est sur le point de réclamer sa tétée. Il l’aurait déjà fait si l’obscurité et mes mouvements n’avaient pas contribué à le garder endormi.

Zelandoni fredonna jusqu’à ce qu’ils arrivent à un endroit où la grotte résonnait d’une manière différente. Quand ils furent à proximité d’une petite galerie latérale partant vers la gauche, la Première s’arrêta de nouveau.

— Nous y sommes.

Ayla fut contente de pouvoir poser son sac et son propulseur. Chacun trouva un endroit où s’asseoir et elle distribua les nattes tressées avec les feuilles de jonc. À peine approcha-t-elle Jonayla de son sein que l’enfant ouvrit grand la bouche. La Première tira de son sac trois lampes, une en grès décoré, deux en calcaire. Elles avaient été taillées dans la pierre puis creusées, en laissant une poignée dans le prolongement du bord de la partie concave. La doniate prit aussi un sachet de mèches soigneusement fermé, fit tomber dans sa main six bandes de bolet séché.

— Ayla, où est le suif ?

— Dans la boîte à viande du sac de Jondalar.

Jondalar apporta à sa compagne la nourriture et la grosse outre qu’il portait aussi. Il ouvrit la boîte en cuir brut et elle lui montra l’intestin bourré d’une matière blanche obtenue en faisant fondre la graisse entourant les reins d’un animal. Il le tendit à la doniate.

Tandis que Jondalar remplissait les petites outres avec la grande, la Première fit tomber quelques morceaux de suif dans le creux des trois lampes puis les fit fondre avec sa torche. Elle trempa ensuite deux mèches de champignon séché dans la flaque graisseuse de chaque lampe, en laissant une extrémité dépasser du bord. Lorsqu’elle les alluma, elles crachotèrent un peu mais la chaleur fit monter la graisse dans les mèches et bientôt ils eurent trois sources supplémentaires de lumière qui paraissaient vives dans le noir absolu de la grotte.

Jondalar fit passer la nourriture cuite pendant le repas du matin pour la visite de la caverne. Chacun mit des morceaux de cerf rôti dans son bol personnel et remplit sa coupe du bouillon froid aux légumes contenu dans une deuxième grande outre. Les longs morceaux de carotte, les petites racines rondes, les tiges de chardon débarrassées de leurs épines, les pousses de houblon et les oignons étaient tendres et il fallait à peine les mâcher. Ils les aspirèrent dans leur bouche en même temps que le liquide.

Ayla découpa aussi de la viande pour Loup, la lui lança et s’assit pour manger en finissant de donner le sein à sa fille. Elle avait remarqué que tout en explorant la grotte pendant qu’ils marchaient l’animal ne s’était jamais trop éloigné. Les loups voyaient étonnamment bien dans le noir et parfois Ayla avait vu ses yeux refléter le peu de lumière de leurs torches dans les sombres profondeurs de la grotte. L’avoir près d’elle lui donnait un sentiment de sécurité. Si un événement imprévu leur faisait perdre leur feu, il saurait les ramener au-dehors rien qu’avec son flair, elle en était certaine. Elle savait qu’il avait un odorat si fin qu’il retrouverait les endroits par où ils étaient passés.

Pendant que chacun mangeait en silence, Ayla se prit à examiner ce qui l’entourait en ayant recours à tous ses sens. La lumière de leurs lampes n’éclairait qu’une zone limitée autour d’eux. Le reste de la grotte se perdait dans une obscurité profonde, englobante, qu’on ne trouvait jamais dehors, même par les nuits les plus noires. Si elle ne distinguait rien au-delà de la lueur des doubles flammes de chaque lampe, elle pouvait, en tendant l’oreille, entendre les doux murmures de la grotte.

Elle avait remarqué qu’à certains endroits le sol et les parois étaient quasiment secs. Partout ailleurs, ils luisaient d’humidité car l’eau de la pluie et de la neige fondue s’infiltrait lentement, avec une patience extrême, dans la terre et la roche, s’imprégnant au passage de calcaire qu’elle redéposait ensuite goutte par goutte pour former les pointes pendant au-dessus de leurs têtes et les masses arrondies en dessous. Ayla entendait cette eau goutter, à la fois près d’elle et au loin. Au bout d’un temps incommensurable, le bas et le haut se rejoignaient pour créer les piliers et les rideaux de pierre qui décoraient l’intérieur de la grotte.

Elle perçut les grattements de minuscules créatures et un mouvement d’air presque indétectable, un murmure étouffé, presque couvert par la respiration des cinq êtres vivants qui avaient pénétré dans cet espace silencieux. Ayla flaira l’air et ouvrit la bouche pour le sentir sur sa langue. Il était humide, avec un léger goût moisi de terre et de coquillages anciens transformés en calcaire.

Après le repas, la doniate leur annonça :

— Il y a dans cette petite galerie quelque chose que je veux vous montrer. Nous pouvons laisser nos sacs ici, nous les reprendrons au retour, mais nous emporterons les lampes.

Chacun s’isola d’abord pour lâcher son eau et se vider le ventre. Ayla tint Jonayla hors de la couverture pour qu’elle se soulage elle aussi et la nettoya avec de la mousse fraîche et douce qu’elle avait dans son sac. Elle replaça ensuite l’enfant sur sa hanche, prit l’une des lampes de pierre et suivit Zelandoni dans la galerie qui partait vers la gauche. La femme obèse se remit à chanter. Ayla et Jondalar s’étaient familiarisés avec cette voix à forte résonance qui leur signalait la proximité d’un lieu sacré, d’un endroit proche du Monde d’Après.

La Première s’arrêta et se tourna vers la paroi de droite. En suivant la direction de son regard, ils virent deux mammouths qui se faisaient face. Ayla les trouva remarquables et se demanda ce que leurs diverses localisations dans cette grotte signifiaient. Comme ils avaient été dessinés il y avait si longtemps que personne ne savait qui les avait faits, ni même à quelle Caverne ou à quel peuple l’artiste appartenait, on n’en apprendrait probablement jamais plus, mais elle ne put s’empêcher de poser la question :

— Sais-tu pourquoi ces deux mammouths se font face, Zelandoni ?

— Certains disent qu’ils s’affrontent. Et toi, qu’en penses-tu ?

— Je ne crois pas.

— Pourquoi ?

— Ils n’ont l’air ni agressifs ni furieux, répondit Ayla. On dirait plutôt qu’ils se parlent.

— Quel est ton avis, Jondalar ?

— Je ne pense pas qu’ils se battent ou qu’ils sont sur le point de le faire. Ils se sont peut-être simplement croisés.

— Tu crois qu’on aurait pris la peine de les dessiner s’ils s’étaient simplement croisés ? objecta la Première.

— Non, probablement pas, reconnut-il.

— Chaque mammouth représente peut-être l’Homme Qui Commande d’un groupe de personnes réunies pour prendre une décision importante, suggéra Ayla. Ou peut-être ont-ils pris cette décision et ce dessin la commémore-t-il ?

— C’est l’une des idées les plus intéressantes que j’aie entendues, déclara la Première.

— Nous ne le saurons jamais avec certitude, n’est-ce pas ? dit Jondalar.

— Sans doute pas, convint la doniate. Mais les hypothèses avancées nous apprennent souvent quelque chose sur ceux qui les formulent.

Ils gardèrent un moment le silence et Ayla éprouva l’envie de toucher la pierre entre les mammouths. Elle tendit la main droite, posa la paume sur la paroi, ferma les yeux. Elle sentit la dureté de la roche, le froid, l’humidité du calcaire. Puis elle crut sentir autre chose, une sorte d’intensité, de concentration, de chaleur, peut-être celle de son propre corps réchauffant la pierre. Elle écarta sa main et la regarda, changea la position de Jonayla dans sa couverture.

Ils regagnèrent la galerie principale et se dirigèrent vers le nord en s’éclairant avec des lampes plutôt qu’avec des torches. Zelandoni continuait à sonder la grotte de sa voix, parfois en fredonnant, parfois en émettant des sons plus nets, faisant halte chaque fois qu’elle voulait leur faire voir quelque chose. Ayla fut fascinée par un mammouth dont des traits représentaient les poils pendant de sa fourrure. Il était barré de marques, laissées peut-être par des griffes d’ours. Elle fut intriguée par les rhinocéros. Quand ils parvinrent à un endroit où le chant de la Première résonna davantage, elle s’arrêta de nouveau.

— Nous avons un choix à faire, exposa la doniate. Nous pouvons continuer un moment tout droit puis revenir ici et prendre la galerie de gauche, faire ensuite demi-tour et ressortir par où nous sommes venus. Ou bien nous tournons tout de suite à gauche.

— À toi de décider, répondit Ayla.

— Ayla a raison, approuva Jondalar. Tu connais la longueur de ces galeries et tu sais si tu es fatiguée ou non.

— Je le suis un peu mais je ne reviendrai peut-être jamais plus ici, argua la doniate. Je pourrai me reposer demain, soit au camp, soit sur le siège que vous m’avez fabriqué. Allons tout droit jusqu’au prochain endroit qui nous rapprochera du Monde Souterrain Sacré de la Mère.

— J’ai l’impression que toute cette grotte en est proche, dit Ayla, qui sentait un étrange picotement dans la main qui avait touché la pierre.

— Tu as raison, acquiesça Zelandoni, c’est d’ailleurs pourquoi les endroits particuliers sont plus difficiles à trouver.

— Je crois que cette grotte pourrait nous mener au Monde d’Après, même s’il est au fin fond de la terre, dit Jondalar.

— Elle est en effet très vaste et recèle bien plus de choses à voir que je ne pourrai vous en montrer aujourd’hui, répondit la Première. Nous ne visiterons pas les galeries souterraines.

— Quelqu’un s’y est déjà égaré ? demanda Jondalar. On doit facilement s’y perdre.

— Je l’ignore. Chaque fois que nous y venons, nous avons parmi nous quelqu’un à qui ces galeries sont familières et qui connaît le chemin. À ce propos, c’est ici qu’on remet généralement de la graisse dans les lampes.

Jondalar ressortit le boyau rempli de suif et après en avoir ajouté dans les creusets des lampes la Première examina les mèches, les tira un peu plus haut pour qu’elles éclairent mieux. Au moment de repartir, elle expliqua :

— Cela aide à s’orienter, de faire des sons qui ont un écho. Certains se servent de flûtes et tes chants d’oiseau devraient aussi marcher, Ayla. Essaie donc.

Un peu intimidée, la compagne de Jondalar ne savait quel oiseau choisir. Elle se décida finalement pour l’alouette, se représenta ses ailes sombres, sa longue queue bordée de blanc, les raies nettes barrant sa poitrine et la courte huppe ornant sa tête. Quand on la délogeait de son nid d’herbe bien caché au sol, elle émettait une sorte de pépiement mais son chant matinal était long et soutenu lorsqu’elle volait haut dans le ciel. C’est ce son qu’Ayla produisit.

Dans l’obscurité de la grotte, l’imitation parfaite du chant de l’alouette avait une étrangeté qui fit frissonner Jondalar. La Première fut elle aussi parcourue d’un tremblement inattendu qu’elle s’efforça de dissimuler. Loup eut également une réaction et ne tenta pas, lui, de la cacher. Son hurlement se répercuta dans le vaste espace clos, déclenchant les vagissements du bébé. Ayla ne tarda pas à comprendre que c’était moins un cri de peur ou d’angoisse qu’une façon d’accompagner Loup.

— Je le savais, qu’il était de la Zelandonia, dit la Première, qui décida de joindre sa voix puissante au concert.

Jondalar demeurait immobile, sidéré. Lorsque les sons cessèrent, il eut un rire hésitant puis la doniate s’esclaffa elle aussi et il partit de son grand rire chaleureux qu’Ayla aimait tant et qui l’incita à les imiter.

— Je ne crois pas que cette grotte ait jamais entendu autant de bruit, dit-elle. Cela devrait plaire à la Mère.

Au moment où ils repartaient, Ayla déploya de nouveau sa virtuosité dans l’imitation des chants d’oiseaux et, peu après, elle crut déceler un changement de résonance. Elle s’arrêta pour examiner les parois, la droite puis la gauche, découvrit une frise de trois rhinocéros. L’artiste avait simplement dessiné leurs contours en noir mais il émanait d’eux une impression de volume et d’exactitude qui les rendait incroyablement réels. L’impression était la même pour les animaux gravés. Pour certaines des bêtes qu’Ayla avait vues représentées, en particulier les mammouths, le peintre avait simplement tracé le contour de la tête et la forme caractéristique du dos, ajoutant parfois deux traits courbes pour les défenses. D’autres étaient remarquablement détaillées, avec les yeux et la suggestion d’un pelage laineux. Mais même sans les défenses et autres ajouts, les contours suffisaient à créer l’illusion de l’animal entier.

Ces dessins l’amenèrent à se demander si la qualité sonore de ses sifflements et des chants de Zelandoni avait réellement changé dans certaines parties de la grotte, si un ancêtre avait entendu ou senti autrefois un changement similaire et dessiné à ces endroits des mammouths, des rhinocéros ou d’autres animaux. Il était fascinant d’imaginer que la grotte elle-même avait indiqué où il fallait faire les dessins. Ou était-ce la Mère qui disait à Ses enfants, par l’intermédiaire de la grotte, où regarder et où dessiner ? Ayla se demanda si les sons qu’ils émettaient les conduisaient vraiment à des endroits plus proches du Monde Souterrain de la Mère. Apparemment oui, mais dans un coin de son esprit le doute subsistait.

Ils repartirent et elle reprit ses imitations de chants d’oiseaux. Au bout d’un moment, sans qu’elle en eût la certitude, elle se sentit quasiment forcée de ralentir. D’abord elle ne vit rien de particulier mais, après avoir fait quelques pas de plus, elle découvrit, sur la paroi gauche, un extraordinaire mammouth gravé. Il était représenté dans son long pelage d’hiver, avec des poils qui lui couvraient la tête et le tronc.

— Il ressemble à un vieux sage, souligna Ayla.

— C’est ainsi qu’on l’appelle, dit la Première. Le Vieux, ou parfois le Vieux Sage.

— Il me fait penser à un vieillard qui peut s’enorgueillir des nombreux enfants de son foyer, et de leurs enfants, et peut-être des enfants du foyer de ces enfants.

Zelandoni se remit à chanter en se dirigeant vers la paroi opposée, ornée de nombreux autres mammouths peints en noir.

— Pouvez-vous me dire, en utilisant les mots à compter, combien vous en voyez ? demanda-t-elle à Jondalar et à Ayla.

Ils se rapprochèrent tous deux de la paroi, levèrent leurs lampes pour mieux voir et se firent un plaisir de prononcer à voix haute le mot à compter pour chaque animal.

— Il y en a tournés vers la gauche, d’autres tournés vers la droite, remarqua Jondalar. Et deux dans le milieu, qui se font face.

— On dirait que les deux Hommes Qui Commandent que nous avons vus il y a un moment se sont de nouveau rencontrés et ont amené avec eux quelques autres bêtes de leur troupeau, avança Ayla. J’en compte onze.

Jondalar annonça le même résultat.

— C’est ce que la plupart des gens comptent, dit la Première. Il y aurait d’autres animaux à voir mais ils sont beaucoup trop loin. Revenons sur nos pas pour prendre l’autre galerie. Je crois que vous allez être surpris.

Ils retournèrent à l’endroit où la galerie principale bifurquait et Zelandoni les entraîna dans l’autre passage. Fredonnant ou chantant, elle les fit passer devant d’autres animaux, pour la plupart des mammouths mais aussi un bison, peut-être un lion, pensa Ayla. Elle releva d’autres marques de doigts, certaines disposées pour créer une forme particulière, d’autres au hasard, semblait-il.

Soudain la doniate haussa la voix, ralentit le pas et prononça les mots familiers du début du Chant de la Mère :

 

Des ténèbres, du Chaos du temps,

Le tourbillon enfanta la Mère suprême.

Elle s’éveilla à Elle-Même sachant la valeur de la vie

Et le néant sombre affligea la Grande Terre Mère.

La Mère était seule. La Mère était la seule.

 

De la poussière de Sa naissance, Elle créa l’Autre,

Un pâle ami brillant, un compagnon, un frère.

Ils grandirent ensemble, apprirent à aimer et chérir,

Et quand Elle fut prête ils décidèrent de s’unir.

Il tournait autour d’elle constamment, Son pâle amant…

 

La voix profonde de la Première semblait emplir toute la profondeur de la grotte. Ayla, très émue, était parcourue de frissons ; elle avait la gorge serrée et les larmes aux yeux.

 

Le vide obscur et la vaste Terre nue

Attendaient la naissance.

La vie but de Son sang, respira par Ses os.

Elle fendit Sa peau et scinda Ses roches.

La Mère donnait. Un autre vivait.

 

Les eaux bouillonnantes de l’enfantement emplirent rivières et mers,

Inondèrent le sol, donnèrent naissance aux arbres.

De chaque précieuse goutte naquirent herbes et feuilles

Jusqu’à ce qu’un vert luxuriant renouvelle la Terre.

Ses eaux coulaient. Les plantes croissaient.

 

Dans la douleur du travail, crachant du feu,

Elle donna naissance à une nouvelle vie.

Son sang séché devint la terre d’ocre rouge

Mais l’enfant radieux justifiait toute cette souffrance.

Un bonheur si grand, un garçon resplendissant.

 

Les roches se soulevèrent, crachant des flammes de leurs crêtes.

La Mère nourrit Son fils de Ses seins montagneux.

Il tétait si fort, les étincelles volaient si haut

Que le lait chaud traça un chemin dans le ciel.

La Mère allaitait, Son fils grandissait.

 

Il riait et jouait, devenait grand et brillant.

Il éclairait les ténèbres, à la joie de la Mère.

Elle dispensa Son amour, le fils crût en force,

Mûrit bientôt et ne fut plus enfant.

Son fils grandissait, il Lui échappait.

 

Toute la grotte semblait reprendre le Chant avec Celle Qui Était la Première, les formes arrondies et les arêtes vives de la roche causant un léger retard et modifiant le ton, si bien que ce qui leur revenait aux oreilles était une fugue d’une harmonie étrangement belle.

Bien qu’Ayla ne distinguât pas tous les mots, certains vers la faisaient réfléchir et elle avait le sentiment que si elle venait un jour à se perdre elle entendrait cette voix presque n’importe où. Elle baissa les yeux vers Jonayla, qui semblait écouter attentivement elle aussi. Jondalar et Loup paraissaient aussi captivés qu’elle.

 

Le pâle ami lutta de toutes ses forces,

Le combat était âpre, la bataille acharnée.

Sa vigilance déclina, il ferma son grand œil.

Le noir l’enveloppa, lui vola sa lumière.

Du pâle ami exténué, la lumière expirait.

 

Quand les ténèbres furent totales, Elle s’éveilla avec un cri.

Le vide obscur cachait la lumière du ciel.

Elle se jeta dans la mêlée, fit tant et si bien

Qu’elle arracha Son ami à l’obscurité.

Mais de la nuit le visage terrible gardait Son fils invisible.

 

Les lugubres ténèbres s’accrochaient à l’éclat du fils,

La Mère ripostait, refusait de reculer.

Le tourbillon tirait, Elle ne lâchait pas.

Il n’y avait ni vainqueur ni vaincu.

Elle repoussait l’obscurité mais Son fils demeurait prisonnier.

 

La Grande Mère vivait la peine au cœur

Qu’Elle et Son fils soient à jamais séparés.

Se languissant de Son enfant perdu,

Elle puisa une ardeur nouvelle de Sa force de vie.

Elle ne pouvait se résigner à la perte du fils adoré.

 

Ayla pleurait toujours à ce passage du Chant. Elle connaissait la douleur de perdre un enfant. Comme Doni, elle avait un fils encore en vie dont elle resterait à jamais séparée. Elle serra Jonayla contre elle. Ce nouvel enfant la comblait, mais le premier lui manquerait toujours.

Avec un grondement de tonnerre, Ses montagnes se fendirent.

Et par la caverne qui s’ouvrit dessous

Elle fut de nouveau mère,

Donnant vie à toutes les créatures de la Terre.

De la Mère esseulée, d’autres enfants étaient nés.

 

Chaque enfant était différent, certains petits, d’autres grands.

Certains marchaient, d’autres volaient, certains nageaient, d’autres rampaient,

Mais chaque forme était parfaite, chaque esprit complet.

Chacun était un modèle qu’on pouvait répéter.

La Mère le voulait, la Terre verte se peuplait.

 

Les oiseaux, les poissons, les autres animaux,

Tous restèrent cette fois auprès de l’Éplorée.

Chacun d’eux vivait là où il était né

Et partageait le domaine de la Mère.

Près d’Elle ils demeuraient, aucun ne s’enfuyait.

 

Ayla et Jondalar parcoururent tous deux la grotte des yeux et leurs regards se croisèrent. C’était à n’en pas douter un lieu sacré. Ils ne s’étaient jamais trouvés dans une caverne aussi grande et ils comprirent mieux tout à coup le sens du Chant des Origines. Il y avait d’autres grottes sacrées mais celle-ci devait être une de celles par lesquelles Doni engendrait la vie. Ils avaient l’impression de se trouver dans les entrailles de la Terre.

 

Ils étaient Ses enfants, ils La remplissaient de fierté

Mais ils sapaient la force de vie qu’Elle portait en Elle.

Il Lui en restait cependant assez pour une dernière création,

Un enfant qui saurait respecter et apprendrait à protéger.

 

Première Femme naquit adulte et bien formée,

Elle reçut les Dons qu’il fallait pour survivre.

La Vie fut le premier et comme la Terre Mère

Elle s’éveilla à elle-même en en sachant le prix.

Première Femme était née, première de sa lignée.

 

Vinrent ensuite le Don de Perception, d’apprendre,

Le désir de connaître, le Don de Discernement.

Première Femme reçut le savoir qui l’aiderait à vivre

Et qu’elle transmettrait à ses semblables.

Première Femme saurait comment apprendre, comment croître.

 

La Mère avait presque épuisé Sa force vitale.

Pour transmettre l’Esprit de la Vie,

Elle fit en sorte que tous Ses enfants procréent,

Et Première Femme reçut aussi le Don d’Enfanter.

Mais Première Femme était seule, elle était la seule.

 

La Mère se rappela Sa propre solitude,

L’amour de Son ami, sa présence caressante.

Avec la dernière étincelle, Son travail reprit

Et, pour partager la vie avec Femme Elle créa Premier Homme.

La Mère à nouveau donnait, un nouvel être vivait.

 

Zelandoni et Ayla regardèrent Jondalar et sourirent à la même pensée : il était un exemple parfait, il aurait pu être Premier Homme, et toutes deux se félicitaient que Doni ait créé l’homme pour partager la vie de la femme. À leurs mines, Jondalar devina leurs réflexions et se sentit un peu embarrassé, sans savoir pourquoi.

 

Femme et Homme la Mère enfanta

Et pour demeure Elle leur donna la Terre,

Ainsi que l’eau, le sol et toute la création,

Pour qu’ils s’en servent avec discernement.

Ils pouvaient en user, jamais en abuser.

 

Aux Enfants de la Terre la Mère accorda

Le Don de Survivre, puis Elle décida

De leur offrir celui des Plaisirs,

Qui honore la Mère par la joie de l’union.

Les Dons sont mérités quand la Mère est honorée.

 

Satisfaite des deux êtres qu’Elle avait créés,

La Mère leur apprit l’amour et l’affection.

Elle insuffla en eux le désir de s’unir,

Le Don de leurs Plaisirs vint de la Mère.

 

Avant qu’elle eût fini, Ses enfants l’aimaient aussi.

Les Enfants de la Terre étaient nés, la Mère pouvait se reposer.

 

Comme à chaque fois qu’elle entendait le Chant de la Mère, Ayla se demanda pourquoi il y avait deux vers détachés et non un seul à la fin. Peut-être précisément, comme le suggérait Zelandoni, pour indiquer cette fin. Juste avant que la doniate ait achevé, Loup éprouva le besoin de réagir à la façon dont les loups communiquaient toujours entre eux. Il « chanta » lui aussi, poussant trois longs hurlements. L’écho de la grotte donna l’impression qu’une meute lui répondait au loin, peut-être d’un autre monde. Et Jonayla émit à nouveau ce vagissement dont Ayla avait fini par comprendre qu’il était la manière de l’enfant de répondre à Loup.

La Première pensa : Qu’Ayla le veuille ou non, sa fille est destinée à faire partie de la Zelandonia.

Le Pays Des Grottes Sacrées
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